Chants de Terre-neuvas
CHANTS DE MARINS - 9/17 - Les terre-neuvas
La pêche morutière a été le dernier grand métier maritime a avoir recours aux trois-mâts en France, et les vieux pelletas qui comptent plusieurs campagnes à la v6ile ne sont pas rares aujourd'hui. Grâce à leurs témoignages, on a une bonne connaissance de leurs chansons de bord, pourtant peu mentionnées dans les recueils de chants de marins.
La pêche à la morue sur les bancs de Terre-Neuve - qui remonte au 15e siècle - concernait à son apogée plus de trente ports français. Avant 1914, plus de deux cents trois-mâts et goélettes appareillaient pour les bancs, avec des équipages d'une trentaine d'hommes. Six ports seulement conservaient de l'importance aux derniers jours de la pêche à voile: Fécamp et Saint-Malo, puis Granville, Cancale, Saint-Servan et Paimpol.
La vie sur les bancs est décrite par tous les marins comme un des métiers les plus durs qui soient: neuf mois de campagne sans escale, en travaillant jusqu'à dix-huit heures par jour, sans dimanche, et dans une mer particulièrement rude (glaces, coups de temps, brouillard...). Contrairement aux long-courriers qui disposaient d'un peu de répit par beau temps, les terre-neuvas étaient toujours occupés: par la manœuvre, par l'entretien du matériel de pêche, par la préparation du poisson, par la pêche elle-même. Ils ont ainsi créé un répertoire bien particulier, où les allusions au métier sont fréquentes.
La pêche se pratiquait à partir des doris, petites embarcations à fond plat, d'où l'on allait, à deux matelots, tendre des lignes de fond et les rechercher ensuite. Les accidents étaient fréquents, les doris risquant, par temps de brume, de ne pas retrouver le bateau et de se perdre.
Ce répertoire des terre-neuvas est plus influencé par la culture locale que celui des long-courriers. Les équipages, souvent recrutés autour d'un même port, se retrouvaient généralement d'une campagne à l'autre. Il existait toutefois des liens entre les Fécampois et les Bretons car ces derniers venaient s'embarquer à Fécamp où l'on était un peu mieux payé. Ce sont surtout les chants "à répondre" du répertoire côtier et les "notes d'avant-deux" de haute Bretagne qui étaient utilisés à bord, aux côtés des quelques compositions de pelletas. Pas d'influence des shanties anglophones, et pas de grands chants à hisser classiques. En revanche, un important répertoire de chants à hisser' 'main sur main".
A bord, on chantait surtout en travaillant le poisson. Opération longue et monotone, répétée tous les jours sur les bancs: le poisson, on l'ébreuille (on l'étripe), c'est le rôle de l'ébreuilleur; il le passe au décolleur, qui enlève la tête ; le trancheur ensuite enlève l'épine dorsale - travail délicat -, il jette le corps dans la baille de lavage où les mousses grattent le poisson pour l'énocter, puis celui-ci glisse dans la cale où le saleur le sale, le compte et le range. Pendant ce temps, on chante tout ce qui peut passer par la tête pour maintenir le moral et faire passer le temps. Sur les chalutiers classiques qui ont pris la relève des voiliers, le travail du poisson étant identique, la tradition de ces chansons s'est poursuivie jusque dans les années 1950.
Le guindeau avait une grande importance dans la vie des terre-neuvas: à chaque changement de mouillage sur les bancs, on devait passer de longues heures à virer l'ancre au guinde au à bringuebale. L'opération se faisait en chanson. Les derniers chants de guindeau français ont dû être menés dans les années 1920 par des pelletas.
Branlons branlons les genoux
Nous ne les branlerons pas plus jeunes
Branlons branlons les genoux
Nous ne les branlerons pas toujours !
Les chants "à curer les runs"
Les terre-neuviers appareillaient avec la cale pleine de sel, lequel était utilisé au fur et à mesure de la pêche pour saler la morue. Il fallait donc faire de la place dans la cale pour le poisson pêché : pour cela on creusait des tranchées dans le sel à coup de pelle, c'est ce qu'on appelait "curer un run". Quatre à cinq hommes s'y employaient, relevés toutes les cent vingt pelletées, soit "une volée" d'un quart d'heure. Pour certains bateaux, on parle d'une douzaine d'hommes se relayant toutes les "cent quarante pelletées plus quatre". Personne ne faisait une pelletée de plus que l'autre, grâce à des chants qui servaient plus à compter qu'à donner un rythme.
M. Hervéic, de Cancale, cité par Le Chasse Marée :
"Ils étaient par bordée de douze à curer les runs. Il y en avait un qui chantait et les autres reprenaient en chœur. C'était souvent le chef pelletas qui menait. Quand on avait terminé, on laissait tomber les pelles et on buvait un coup. On partait de l'arrière du bateau et on allait vers l'avant..."
Ces chansons étaient en usage tant sur les voiliers terre-neuvas que sur les goélettes partant faire la pêche à la morue près des côtes d'Islande (sur les voiliers paimpolais, en plus du répertoire commun, les matelots chantaient des couplets en breton).
Un grand nombre de couplets "à curer les runs" sont encore connus par les jeunes actuellement : on les a chantés sur les chalutiers bien après la disparition des voiliers (jusqu'à l'arrivée des congélateurs à bord). Ces chants ont-été apparemment plus appréciés en Bretagne qu'en Normandie :
C'est les filles de Dinard
Au brick à Saint-Malo
Elles écrivent à leur mère
Qu'elles ont manqué le bateau.
Le thème concerne souvent la vie à bord :
Connais-tu Hale-ta-patte
Capitaine du banquereau
Qui du matin au soir
Emmerde ces matelots.
Et les paroles sont généralement assez paillardes:
Dans la chambres où couchent les filles
On entend pousser tous les soirs
On entend pousser des chevilles
Des chevilles qui sont pas en bois !