Les chants à virer
CHANTS DE MARINS - 6/17 - Les chants à virer
Les appareils utilisés pour virer ont évolué au cours des siècles, et avec eux les chants à virer : guindeaux à bras, guindeaux à bringuebale, grands cabestans sur les navires de guerre du 18ème siècle, cabestans modernes sur les derniers grands voiliers…
Les chants liés à cette manœuvre tiennent une place importante dans le répertoire des chants de marins. On peut les répartir en deux catégories :
- les chants à virer au guindeau ;
- les chants à virer au cabestan.
La plus importante des manœuvres « à virer » était le dérapage de l'ancre. C'était un travail long (parfois deux ou trois heures) et pénible, car les ancres et les chaînes étaient lourdes. Sur les bancs de Terre-Neuve, où les navires péchaient au mouillage, l'opération pouvait se répéter souvent.
Chants à virer au guindeau.
Les premiers appareils étaient des guindeaux à barre d'anspect, assez primitifs, mais qui ont perduré sur les voiliers côtiers jusqu'au début du 20ème siècle. Ils servaient aussi sur les baleiniers du 19ème siècle, pour virer l'ancre, ou pour le dépeçage des baleines, également une opération longue et pénible.
Les guindeaux à bringuebale étaient de gros leviers qui nécessitaient jusqu'à douze matelots pour les manœuvrer, quatre à six de chaque côté. Sur les plus grands guindeaux, les poignées étaient parfois munies de cordelettes qui permettaient aux hommes de tirer sur le levier lorsqu'il était en position haute.
Le répertoire des chants de guindeau nous a été restitué par les terre-neuvas du début du 20ème siècle, interrogés par les collecteurs des années 70 et 80 :
Capitaine Fréleaux, de Saint-Jacut, cité par Le Chasse Marée :
« J'ai viré trois fois au guindeau, en 1916, 1917 et 1918. Sur les Terre-neuvas à l'époque il n'y avait pas encore de petit moteur. Vous savez c'était une animation, surtout quand il faisait beau temps. Tout le monde arrêtait son travail, y compris le saleur qui montait de sa cale même quand il y avait de la morue, y compris le capitaine, tout le monde était au guindeau ! Les novices, eux, lovaient la chaîne. C'était un mouvement de brimbale, à chaque coup ça n'embraquait presque rien : un linguet ; alors la brimbale venait taper sur le pont, le guindeau faisait « tac tac tac », c'était les linguets qui tombaient. Quand c'était pas trop dur, on chantait. Je me rappelle, c'était un homme des environs de Dinan, je le vois encore, qui animait, et les autres répétaient. Quand il y avait de la brise, ou même quelques fois de la tempête, et qu'il fallait virer cinq, six maillons de chaîne, là on ne chantait plus, et tout le monde y mettait du sien pour virer cette chaîne et l'ancre qui était au bout »
Les chants à virer au cabestan.
Le cabestan est un treuil actionné au moyen de barres d'anspect horizontales, et dont l'axe est vertical (alors que les guindeaux ont un axe horizontal). Il était actionné par les marins (jusqu'à douze hommes) qui poussaient sur les barres, et tournaient en marchant autour du cabestan.
Les chansons à virer au cabestan étaient surtout chantées pour monter l'ancre. Elles avaient un rythme de marche rapide au début de la manoeuvre, lorsque l'ancre repose encore sur le fond et que l'effort ne sert qu'à rapprocher le navire de l'ancre. Puis elles prenaient un rythme de marche plus lente, au fur et à mesure que la chaine s'approchait de la verticale, jusqu'à ce que l'ancre soit "à pic". Il fallait alors la décoller et la remonter.
L'opération était longue, il fallait de nombreuses chansons pour en arriver à bout, et le chanteur choisissait des chansons rapides ou lentes en fonction de l'effort à fournir.
On utilisait également des cabestans, plus petits, pour hisser le grand hunier, pour raidir l'amure de misaine, pour touer (tirer) les navires dans les écluses, pour virer des aussières à quai, etc... Ces opérations étaient plus rapides, et on ne chantait que quelques couplets.
Capitaine Vandesande, cité par Le Chasse Marée :
"Généralement, c'était un vieux, le magasinier ou un autre, qui se mettait au retour - le filin passait sur le cabestan et s'enroulait à mesure -, c'était lui qui embraquait le mou et qui chantait le couplet, et tous les autres en choeur reprenaient le refrain... Quelquefois, on arrivait au bout du rouleau, et si le hunier n'était pas rendu à bloc, on recommençait la chanson, ou bien on ajoutait un couplet ou deux... et c'était une rigolade, parce que souvent c'était sacrément pimenté !"
Sur les longs courriers anglo-américains, le chant était souvent mené par un musicien (violoneux, accordéoniste...) assis sur le cabestan :
Beaucoup de chants à virer ont été conservés. Les mélodies sont entrainantes, et les paroles sont souvent imagées, pleines de verdeur et d'humour. Ce sont souvent des "chants à répondre", dans lesquels le ou les vers chantés par le meneur sont répétés par les matelots. Cette structure permettait à tout l'équipage de chanter sans forcément connaître la chanson. Elle permettait aussi au meneur d'improviser des couplets au fur et à mesure de la manoeuvre, couplets repris par tous. Beaucoup de marches ou de chants à danser ont été adaptés de cette façon comme chants à virer.